Psychosociologie des objets quotidiens
"Objets inanimés avez-vous donc une âme ?", interrogeait le poète Alphonse de Lamartine. L'idée que les Hommes projettent sur certains objets de leur quotidien des significations personnelles positives ou négatives a toujours frappé les poètes et les romanciers.
1- Les objets transitionnels des psychologues
Dans les années 1950 les psychologues, avec Donald Winnicott, théorisent ce qu'ils appellent "l'objet transitionnel", un objet matériel, choisi par le nourrisson et rempli par lui de la signification d'une présence rassurante.
Certains psychologues pensent avec Francis Martin que le téléphone portable est de nos jours, pour les adultes, un équivalent du doudou sécurisant du jeune enfant : il est emmené partout, on est inquiet de son absence, on le manipule tout le temps, il relie aux personnes qui comptent, il a emmagasiné des photos et des tranches de vie personnelles mémorables... Il est porteur de véritables addictions car il permet de se retrancher, à tout moment, du monde menaçant. C'est l'objet technologique qui rassure l'Homme contemporain sur son identité, cet Homme perturbé par la complexité du monde difficilement saisissable.
À ce même niveau psychologique on sait très bien aussi que certaines expériences vécues traumatisantes, liées à certains objets, chargent ces objets de significations négatives sources de conduites pathologiques lorsque l'on se retrouve en présence de l'objet en question. C'est le cas de tous les objets dits "phobiques" : phobie des armes à feu (il a vu son frère se faire tuer d'un coup de pistolet) ; phobie des ventilateurs (il a eu l'index coupé par les pales d'un ventilateur) ; peur panique des fruits (carpophobie) (le sujet a été terrifié par des histoires de fruits empoisonnés)... Heureusement la vie permet aussi de s'attacher à des objets qui prennent des valeurs sentimentales ou autres et qui seront chargés de significations positives chaque fois qu'ils seront aperçus dans le cadre de vie : amour et attirance pour les fruits (carpophilie), amour des gros livres (pachysbiblosphilie), amour des vases grecs (angeiongraïkosphilie)... (Alex Mucchielli, J'ai vaincu mes complexes et mes peurs, éd. Kawa, 2018).
2- Les objets "culte" des sociologues
En ce qui concerne la sociologie, les sociologues des années 1960, par exemple, ont montré que l'automobile était l'objet culte du 20ème siècle qui symbolisait toutes les aspirations des populations d'alors (Roland Barthes, Mythologies, 1957, Seuil). L'auto représentait la liberté, la fuite des contraintes des villes, la réussite matérielle, la distinction sociale, un potentiel de consommation... L'automobile allait jusqu'à fournir implicitement une image valorisée de l'ego de son propriétaire. Les temps ont changé. Les machines qui interpellent, attirent fortement et font rêver sont de moins en moins des machines mécaniques. Ce sont désormais des outils électroniques et informatiques.
On peut généraliser et dire que toutes les époques ont eu leurs objets culte, objets qui accaparaient de fortes significations issues des valeurs et des espérances de la société du moment. Considérons, par exemple, le galion mécanique décrit par Neil McGrégor, ancien conservateur du British Museum, dans son ouvrage "Une histoire du monde en 100 objets" (Les belles Lettres, 2018). Dans les années 1585, les bourgeois allemands du Saint Empire romain mettaient sur leur table à manger lors de leurs diners de réception ce galion mécanique. Ce bateau est une maquette détaillée, en cuivre doré et en fer, qui mesure un mètre de haut. Il contient un mécanisme d'horlogerie sophistiqué qui le fait avancer sur la table, devant les convives d'un repas, tirer des coups de canon et qui permet de voir, sur son pont, les sept électeurs de l'empereur Rodolphe II d'Allemagne le saluer à tour de rôle. Cet objet est le fruit d'un artisanat d'orfèvreries minutieux qui fascine autant par sa réalisation technique et artistique que par ce qu'il représente : un État (l'Empire, composé de multiples principautés laïques et ecclésiastiques), qui produit des vrais navires, lesquels sont les plus grosses machines de l'Europe d'alors. Ces navires vont chercher et rapporter des énormes richesses du nouveau monde. Á cette époque, "les gens fortunés de toutes sortes..., tout le monde voulait posséder un peu de technologie, quelque chose avec un engrenage, des rouages.... Le mouvement mécanique relevait alors du magique... Posséder des instruments scientifiques était à la mode, car ils représentaient des moyens d'expansion et de découverte". Ainsi, cet objet est investi de nombreuses significations qui se synthétisent en une seule : puissance de notre technologie source de progrès et de richesses.
Toutes ces remarques sur les significations individuelles ou culturelles dont de nombreux objets de notre environnement sont investis nous permettent de conclure que nous vivons dans un environnement ou l'objectif et le subjectif sont entremêlés, un environnement dans lequel existe de nombreux objets matériels chargés de significations variées.
3- La théorisation en terme d'objets cognitifs
Il a fallu attendre la fin du 20ème siècle pour qu'une théorie prennent entièrement en compte l'intervention sur nos conduites de ces objets chargés de significations. La théorie de la cognition distribuée, provient en particulier des recherches d'Edwin Hutchins (Cognition in the Wild, 1995). Ce chercheur montre qu'une situation pour une personne est constituée d'un ensemble d'éléments de la situation vécue appelés "objets cognitifs". Ces objets cognitifs (éléments physiques ou vivants : personnes ou groupes) sont d'abord repérés et sélectionnés en fonction de l'orientation d'esprit de la personne, laquelle orientation d'esprit est liée à l'action qui est en train d'être réalisée pour résoudre un problème. Tous les éléments de la situation extérieure ne viennent pas à la conscience de la personne lors de son cours d'action. Par ailleurs, les objets cognitifs perçus ne sont pas des éléments extérieurs neutres. En effet, ils contiennent du "savoir incorporé" (comme une boite aux lettres qui dit au passant : "si vous avez une lettre, vous pouvez la mettre en moi. Je suis la tête de pont du réseau d'acheminement et de distribution de votre missive"). Ce savoir peut être d'origine individuelle selon les expériences personnelles faites au sujet des objets (cf. les phobies et les philies), mais ce savoir est le plus souvent culturel (comme dans le cas de la boite aux lettres) et acquis à travers l'acculturation. Ce savoir incorporé vient des expériences et des connaissances sociales partagées dans une culture de référence. Pour agir dans sa situation, la personne en question s'appuie sur ces "objets" et les intègre dans ses réactions. En effet, le savoir contenue dans ces éléments matériels et autres de la situation est interpellée à travers sa volonté d'action et, de ce fait ce savoir réagit à cette interpellation en envoyant des propositions d'actions (des "affordances"). Je donne un exemple concret pour illustrer ces idées.
4- Une situation analysée avec le modèle de la CogD
En me promenant en Normandie, je suis rentré sans précaution dans un pré où il y avait de paisibles vaches. Mais je n'ai pas remarqué la dominante du groupe, une vache bien massive qui a levé la tête vers moi. Je suis donc un intrus sur son territoire et elle se met à galoper vers moi. Je comprends le danger mais je suis trop loin de la haute clôture en barbelés pour pouvoir sortir de la prairie. Je repère un arbre à portée de ma course. Il me semble avoir des branches accessibles. Compte tenu de ce que je sais sur les arbres qui peuvent servir de refuge envers des animaux agressifs, cet arbre me fais une proposition de refuge tout à fait acceptable... Evidemment, il faudra que le fermier ou une autre personne attirant ailleurs l'animal vienne me délivrer de ma posture inconfortable.
Dans cette anecdote nous avons, en filigrane, tous les concepts de la théorie CogD. Il est question d'une action en situation. Un événement extérieur modifie la situation elle-même et le déroulement des circonstances. Le promeneur qui avait un enjeux, celui de traverser la prairie pour rejoindre plus rapidement la forêt, se trouve brutalement dans une autre condition : celle dans laquelle une vache menaçante arrive sur lui. L'arbre au milieu de la prairie change de statut. D'arbre, bel élément du décor champêtre, il devient un refuge qui lui propose un abri. Son enjeu, dans son nouveau cours d'action est de se mettre à couvert de l'attaque prévisible de l'animal.
Conclusion
Les remarques de bons sens sur ce que représentent pour nous certains objets et, en conséquence, les effets qu'ils ont sur nos conduites, ont trouvé leur théorisation dans la cognition distribuée. Il faut mesurer le chemin parcouru depuis les années 1900 et les énoncés freudiens sur les désirs pilotant nos comportements. Non pas que certaines motivations internes n'existent pas, mais que leurs effets passent surtout par des projections sur des objets externes et que d'autres objets interviennent aussi à travers leurs savoirs culturels incorporés. Tout ceci n'étant pas statique car les significations émergentes sont liées à des cours d'action et à des enjeux en situation. La perception de notre univers de vie s'est donc élargie et intègre désormais beaucoup d'éléments composant la situation dans laquelle nous sommes. La conduite humaines n'est plus uniquement liée à une mécanique interne des pulsions et des désirs.
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