Profusion des psychismes restreints
Un fait d’observation
L’existence de croyances fortes ou de règles de vie ancrées dans le psychisme, envahissantes et surplombant la personnalité est un phénomène avéré et mis en avant par de nombreux observateurs des conduites humaines. Je citerai, par exemple le phénomène bien connu du paranoïaque. Ce malade mental vit avec la croyance permanente et impérieuse « qu’on lui en veut et qu’il faut qu’il se défende ». Cette personne est extrêmement susceptible et soupçonneuse. Elle interprète les faits et gestes de ses proches dans un sens qui lui est toujours préjudiciable. Suite à ce comportement, elle se trouve fréquemment rejetée ce qui accentue sa paranoïa (« tout le monde m’en veut. »). Toutes ses conduites découlent de cette sensibilité exacerbée et de son principe existentiel.
Cette idée d’envahissement du psychisme par un principe se trouve même chez Théophraste (372 avants J.C.) lorsqu’il dresse le portrait du défiant.
« Un homme défiant, par exemple, s'il envoie au marché l'un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté. Si quelquefois, il porte de l'argent sur lui dans un voyage, il le calcule à chaque stade qu'il fait, pour voir s'il a son compte. Une autre fois, étant couché avec sa femme, il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule ; et bien qu'elle assure que tout est en bon état, l'inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui‑même tous les endroits de sa maison, et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il s'endort après cette recherche. II mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu'il ne prenne pas un jour l’envie à ses débiteurs de lui dénier leur dette. Ce n'est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu'un se hasarde à lui emprunter quelques vases d'or ou d'argent, il les lui refuse souvent, ou s'il les accorde, il ne les laisse pas enlever qu'ils ne soient pesés, il fait suivre celui qui les emporte, et envoie dès le lendemain prier qu'on les lui renvoie... ».
Ce portrait est exemplaire. Nous y trouvons la description de conduites qui renvoient toutes à un même principe psychologique sous-jacent : « il faut se méfier ». La défiance, que ce personnage entretient envers tous ses semblables révèle sa vision personnelle d’un monde plein du risque de se faire tromper. Le psychisme et les règles de vie qu’il contient interprètent donc les situations rencontrées. Évidemment, Théophraste n’analyse pas les raisons psychologiques de cette vision des choses, il constate le phénomène.
La fabrication des règles de vie
Le paranoïaque ou le soupçonneux ne naissent pas paranoïaque ou défiant. Il n’y a pas de « gènes » de la paranoïa ou de la défiance. Des généticiens peuvent toujours avancer que les familles de ces personnes comprennent des paranoïaques ou des défiants, cela ne prouve rien. Au contraire, cela aurait tendance à attester que lorsque des enfants vivent longtemps au contact de tels personnages, ils assimilent des conduites, des idées, des façons de voir les choses, bref, des règles de vie transmises par les manières d’être de ces familiers.
Il existe d’ailleurs une longue tradition d’études psychosociologiques qui confirment le fait que les milieux de vie inculquent des règles de conduites et des façons de voir le monde. On peut remonter aux études des sociologues de l'Université de Chicago des années 1920. Ils ont utilisé des méthodes d'enquêtes qualitatives pour cerner les problèmes des groupes sociaux dont la ville est remplie : jeunes délinquants, criminels, groupes ethniques différents, immigrés de culture éloignée... Prenons l’exemple du monde social particulier du délinquant rapporté par Clifford Shaw (1926). Ce monde est constitué en quasi-totalité par des éléments repoussants et dangereux (la société, les règles, les lois, les citoyens dits normaux, les bandes rivales, l’avenir…). Seules leurs mères, très souvent des femmes seules, leur apparaissent comme parées de toutes les vertus et comme des êtres à protéger. En conséquence de quoi leur monde est vécu comme insupportable. Une règle de vie s’impose à eux : « Il faut agresser et détruire ce monde, sans avoir de culpabilité ».
Pour la psychopathologie existentielle initialisée par Karl Jasper (Psychopathologie générale, 1928), chaque malade mental vit dans un « univers singulier » et son monde personnel est constitué de significations particulières qui s’offrent à lui comme la seule réalité objective : c’est son « monde vécu » (Erlebnis). Cet univers singulier est d’ailleurs très souvent restreint et réduit à un ou deux principes explicatifs éclairant le monde.
La démonstration a été faite depuis longtemps que ce sont donc les conditions prégnantes de l’existence vécue, notamment dans l’enfance, qui créent les règles de vie dont disposent les individus.
Extension du domaine du rétrécissement mental
De nos jours, plus on écoute les hommes politiques, plus on regarde les débats télévisés entre des représentants d’opinions diverses, plus on a la conviction que ces personnages raisonnent avec seulement quelques principes, toujours les mêmes. On peut prévoir les réponses et les commentaires qu’ils vont faire car on a compris les prémisses intellectuelles sur lesquelles ils s’appuient. Ce sont tous désormais des idéologues aux schémas intellectuels limités qui nous livrent des interprétations déformées des événements. Ils ne font même plus l’effort d’appuyer leurs dires sur des valeurs ou des opinions qui pourraient être partagées par leurs interlocuteurs. Ils n’argumentent plus et ne font aucun effort de démonstration : ils affirment, car ils pensent détenir la vérité. Cette vérité, c’est celle de leur vision doctrinale des choses, vision donnée par leur axiomatique intellectuelle rabougrie.
Dans un environnent évolué et ouvert, dans un monde plein de possibilités d’information et de connaissances scientifiques à portée de tous…, comment comprendre cette fermeture intellectuelle ?
Tout d’abord on peut dire que toute idéologie est une fuite de la complexité du monde. Elle est un refuge dans des idéaux transcendants et c’est à ce titre, comme le rappelle Nietzsche, que les idéologies sont faites pour nier le réel. Par ailleurs, ces idéologies favorisent des regroupements qui sont, en eux-mêmes, également protecteurs. Les engagements passionnels suscités peuvent mener à des actions d’opposition violentes face aux frustrations de l’environnement vécu. Ces actions rebelles sont alors porteuses, pour leurs réalisateurs, d’une valorisation personnelle qui leur faisait défaut.
Le philosophe Marc Angenot, dans son ouvrage : « Les idéologies du ressentiment » (1997), passe en revue les idéologies fabriquées de toutes pièces par des intellectuels pleins de ressentiment contre la société. Pour lui, la visée ultime de ces idéologies est la destruction de la société actuelle pour la remplacer par une autre dans laquelle ils auront un bien meilleur rôle. Toutes les idéologies agressives, de droite comme de gauche, dénient le réel et le possible et misent sur un volontarisme compensateur menant à une organisation sociale mettant en œuvre les « vraies » valeurs dont les intellectuels inspirateurs de ces idéologies s’estiment porteurs.
Le rétrécissement mental dont je parle se rapproche donc du fanatisme pour lequel la vie tourne autour de quelques principes restreints. Or, « le moteur du fanatisme, nous dit Gérald Bronner, c’est une détestation du réel que j’ai moi-même éprouvée étant jeune. J’étais convaincu de ne pas être à ma place, le monde tel qu’il était me semblait vide... Je n’étais pas fou, mais j’étais capable d’imaginer et de convaincre les autres de croyances folles, par ennui, par envie d’inventer ma propre histoire… » (Gérard Bronner, Le Point, 11 janvier 2024). Cette réaction sectaire est donc à la fois une fuite dans une fiction, un rejet de ceux qui ne pensent pas comme il faudrait et une accusation de la société. C’est donc un ensemble de conduites défensives de personnes qui ne se sentent pas à leur place dans notre société.
On peut alors dire que toutes ces personnes qui pérorent, affichant leurs certitudes dans les médias et les réseaux sociaux, « ne sont que », pour la plupart, des individus qui se débattent face à leurs troubles identitaires et qui cherchent à se réassurer au regard de leur anxiété existentielle. Ils cherchent tout bêtement à combler une absence de structuration interne complexe ferme et significative : c’est « la logique du vide » (Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, 1989).
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