Le temps des conversions : la norme contemporaine « il faut changer de vie »
La mode des conversions
Le phénomène de la conversion ne concerne pas exclusivement les conversions religieuses. Il intéresse tous les changements de vie et tous les retournements identitaires. On peut citer différents basculements : le basculement idéologique : le communiste qui devient libéral ; philosophique : l’idéaliste qui devient épicurien ; artistique : l’académique qui devient innovateur ; professionnel : le banquier qui devient cuisinier … De nos jours, il y a de plus en plus de personnes qui changent de vie. Une énorme littérature de conseil leur est consacrée. Leur slogan : « tout quitter pour vivre enfin ». Cette devise exprime bien le fond de leur problème : le sentiment de croupir, de ne pas vivre et la nécessité de se libérer et de découvrir enfin le vrai bien être, le véritable sens de leur existence.
Dans les podcasts ou dans les documentaires des chaînes de télévision vous trouverez des exemples réjouissants. Tel ce couple : ingénieur et directrice du marketing (citadins et professionnels) qui plaque tout pour une ferme en Ariège et élever des chèvres pour faire du fromage (campagnards et éleveurs). Ils passent d’un univers balisé par des relations techniciennes, la gestion de relations professionnelles, des objectifs, des calculs, des statistiques, des reporting, des clients, une hiérarchie, des procédures, des essais, des retours d’expérience, des ordinateurs, des PowerPoint …, à un univers marqué par les variations climatiques, les saisons, la nature, le pâturage, les semis, la traite, le foin, l’étable, la levure, les vaccinations, l’utilisation du fumier, la gestion du fourrage et de de l’eau … Dans leurs commentaires ils racontent leur enchantement lors de leur stage de découverte dans une ferme, lequel les a fait basculer ; ils concluent leur interview en rappelant que « désormais, ils sont libres » et qu’ils sont tellement heureux « de voir maintenant le résultat direct de leur travail ». Le principe directeur de leur existence a changé : de « être un bon professionnel respectant les règles du métier et les contraintes », il est passé à « improviser pour gérer les aléas d’un savoir faire manuel menant à une production personnelle ». Le sens de leur vie, donné par chacun de ces principes, a donc effectivement beaucoup changé.
Les étapes de la conversion
Il est intéressant de découvrir comment se passent ces conversions. Pour ce faire, je vais prendre l’exemple d’une conversion religieuses commentée par le protagoniste de cette aventure existentielle : la conversion au catholicisme de Paul Claudel.
Le 25 décembre 1886, Paul Claudel assiste à la messe de minuit dans la cathédrale Notre Dame de Paris (La conversion ou l’épreuve du cœur, 2002). Lors du Magnificat solennel, chanté dans le ton grégorien des grandes fêtes, le poète est frappé « par la splendeur sans égale et le déferlement de lumière émanent du psaume ». Pour lui, le contraste est frappant d’avec « le plus sombre jour d'hiver, la plus noire après-midi de pluie sur Paris ». Le chant lui apparait comme « l’œuvre d’art par excellence ». « En un instant mon cœur fut touché et je crus […] J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence […] Les larmes et les sanglots étaient venus… ». Claudel rapporte qu'au retour de cet éblouissement, il trouva chez ses parents, sur la table de sa sœur, une bible qu'il ouvrit au hasard, pour tomber sur deux passages fondamentaux qui ne cesseront de l'illuminer : « Le premier était ce récit d'Emmaüs dans saint Luc, quand le Seigneur, au rebours de la nuit qui monte, ouvre à ses deux compagnons palpitants les secrets de l'Ancien Document. Et le second, ce fut ce sublime chapitre VIII du Livre des Proverbes qui sert d'épître à la messe de l'Immaculée Conception. Ah, je ne fus pas long à reconnaître dans cette radieuse figure qu'elle évoque les traits de la Mère de Dieu, en même temps qu'inséparables, ceux de l'Église et de la Sagesse créée. Pas une figure de femme dans mes drames postérieurs qui n'ait gardé la trace de mon éblouissement ». Claudel, parlant de sa conversion, évoque son ouverture au monde poétique et immatériel vécue lors de sa découverte, six mois plus tôt, des « Illuminations » de Rimbaud : « Pour la première fois, dit-il, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. » C’est à partir de cette révélation, confortée par ces lectures inattendues, nous disent ses biographes, que le reste de sa vie sera consacrée à la compréhension intellectuelle de cette foi catholique.
Pour William James (Les variétés de l’expérience religieuse, 1902, rééd. 2021), les phases de la conversion sont les mêmes dans les nombreux cas qu’il étudie. Il y a d’abord « un sentiment d’incomplétude et d’imperfection… (puis) une détresse face aux doutes… puis une occasion émotionnelle puissante et explosive apportant une illumination qui précipite les réarrangements mentaux… une confirmation d’un bonheur retrouvé… dans enfin un soulagement heureux faisant grandir la confiance en soi et ouvrant les facultés à une perspective plus large ». Nous trouvons ces étapes dans la conversion de Claudel : le sentiment d’insatisfaction de la vie « être dans un bagne matérialiste » ; une occasion émotionnelle puissante avec l’écoute d’un Magnificat solennel accompagné d’un déferlement de lumière ; la confirmation dans les écrits de Saint Luc puis dans le Livre des Proverbes ; enfin la conséquence ultime, la volonté de comprendre intellectuellement la foi catholique.
Un exemple de conversion philosophique
Si vous parcourez le livre de Michel Onfray : « La conversion. Vivre selon Lucrèce » (2021), vous avez le même parcours qui est décrit. Le jeune Onfray n’est pas à l’aise avec son éducation religieuse catholique stricte des années 70. Il ne comprends pas la lecture factuelle des évangiles. « Je percevais vaguement un sens caché… cette lecture choquait ma raison et mon bon sens… Je me souviens du moment où j’ai eu l’intuition qu’il fallait faire une lecture allégorique, symbolique et métaphorique de ces faits ». Mais, même cette conclusion le laisse insatisfait. Il lit Nietzche, Deleuze, Foucault et tant d’autres philosophes, mais ne trouve pas son contentement. Alors vient la rencontre avec le philosophe Lucien Jerphagnon, dont il suit les cours à l’Université de Caen, vers ses 18 ans. Il est ébloui par ce professeur : « il sortait de sa besace philosophique un Budé de Lucrèce constellé de notes, l’ouvrait et partait pour un long voyage dont on sortait deux heures plus tard, couvert de la poussière romaine. Il avait de l’humour, de la drôlerie, de l’ironie, des jeux de mots … de l’érudition… Il était un contemporain de la ville éternelle qu’il connaissait comme sa poche. Il avait tout lu sur ce sujet. Tout retenu aussi. Il mobilisait les historiens romains, citait Suétone ou Tacite pour expliquer la vie politique du moment, Plaute ou Térence pour se moquer du monde… ». Lucien Jerphagnon est son professeur pour trois certificats : « Preuves de l’existence de Dieu chez Thomas d’Aquin », « Les Ennéades de Plotin » et « De la nature des choses de Lucrèce ». C’est alors qu’il eut, aussi, « le coup de foudre pour l’œuvre de Lucrèce, car, d’un seul coup d’un seul, je disposais d’une philosophie clé en main qui permettait d’accrocher la morale à autre chose qu’à un clou transcendant, théologique … Cette sagesse pratique est alors depuis quatre décennies mon horizon existentiel. Je n’ai jamais eu à le regretter. Lucien Jerphagnon a été pour moi l’occasion d’une conversion existentielle ». Dans la suite de son ouvrage, Michel Onfray passe en revue les écrits de Lucrèce et développe les arguments avancé pour arriver à un système philosophique fondé sur un ensemble cohérent de principes dont je cite ici les principaux : « Le réel est matériel », « L’immatériel est une fiction », « La connaissance passe par les sens », « La raison détruit les chimères », « La science fait reculer les croyances », « La religion est une superstition », « La passion amoureuse abolit la raison », « L’amour ataraxique (serein) est possible », « La peur de la mort abime la vie », « Le monde est imparfait », « Le progrès va vers son contraire », « Le pouvoir est immanent », « Le libre arbitre permet la conversion existentielle » … Cet ensemble de principes (ou d’axiomes, car leurs démonstrations sont sujettes à contestation), donne ce que l’on appelle : un système philosophique (ou une idéologie). On conçoit bien qu’adhérer à un tel système oriente le sens de la vie et dirige les conduites. Un système philosophique a donc le même statut et les mêmes fonctions qu’une axiomatique mentale arbitraire.
Conclusion
Pour qu’on puisse faire basculer le système mental d’une personne dans un autre système il faut d’abord que cette personne soit dans un état psychologique de trouble, de doute, de mal être … Le nouveau système peut alors s’implanter lors d’un choc émotif qui doit proposer des solutions au désarroi existentiel. Ces solutions doivent aussi pouvoir s’organiser en un système cohérent donnant un nouveau sens à la vie. Nos contemporains, et surtout la jeunesse, mal à l’aise dans leurs vies cherchent de nouveaux systèmes de croyances qui pourraient leur apporter plus de sérénité et de sens. Il ne faut donc pas s’étonner de l’explosion des sectes, des idéologies contestataires et des complotismes en tout genres.
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