Entreprise augmentée et humanisme
Introduction
L'entreprise augmentée des temps qui arrivent -dès demain- repose, comme nous allons le voir, sur les multiples utilisations des systèmes informatiques, des algorithmes et des services en ligne. Pour les experts, les innovations apportées sont essentielles et conditionnent le développement économique des entreprises : "Dans un contexte de changement permanent, les organisations qui arriveront à mettre à profit les tendances technologiques auront l’opportunité de se transformer et de réinventer leurs produits et services" (rapport Deloitte, Tech Trends, 2016). Par delà ce credo économique assez évident, je voudrais montrer que les technologies nouvelles participant de "l'augmentation" de l'entreprise, peuvent être mises à profit pour un développement humaniste des univers de travail.
Une première conception de l'entreprise augmentée
« Le digital redéfinit aujourd’hui les contours de l’entreprise et la manière dont on y travaille. Le phénomène est porté par une nouvelle génération de salariés, qui est née avec le numérique, qui s’est déjà approprié ses outils et qui y voit le moyen de repousser les limites du travail, de redéfinir les relations entre collaborateurs et clients », explique Maxime Guirauton, le directeur Marketing et Communication B2B de Samsung.
Dans cette optique "d'augmentation", les spécialistes pensent offrir aux salariés des accès en ligne à des espaces divers : espaces commerciaux comme des boutiques, espaces de santé comme des cabinets médicaux, espaces éducatifs comme des sites d'e-learning offrant des formations, espaces culturels comme des musées, des galeries ou des cafés littéraires, espaces ludiques comme des sites de jeux en ligne...
Il s'agit donc avant tout, dans cette conception de "l'augmentation", de soi-disant ouvrir l'entreprise sur le monde extérieur et de permettre à ses membres d'aller voir au dehors pour pouvoir satisfaire divers besoins de leur vie personnelle. En fait, l'entreprise n'est pas réellement "ouverte" sur l'extérieur, c'est l'extérieur qui est incorporé à l'entreprise. Le virtuel donne une belle illusion aux jeunes geeks qui n'ont guère que quelques années d'acculturation au monde de l'entreprise. Cette incorporation de potentialités nouvelles, c'est une extension multipliée par mille -grâce au digital- de ce qui se faisait déjà dans les années 50 : la machine à café, le coin détente, le babyfoot, le distributeur de repas, la salle de gym, le coach yoga...
Cette digitalisation des opportunités offertes aux salariés est le nouveau visage du paternaliste à la Michelin : l'usine offre tous les services annexes nécessaires à la vie quotidienne des ouvriers : le logement, les magasins d'alimentation, les magasins de meubles, les services médicaux, les équipes sportives... Allez voir ce que le nouveau siège d'Apple à Cupertino offre aux employés de la marque : espaces verts, galeries, restaurants, centre de fitness , salles de billard...
Une deuxième conception de l'entreprise augmentée
Une autre conception de l'entreprise augmentée se préoccupe essentiellement des nouveaux outils digitaux qui transforment et enrichissent l'univers de travail du poste occupé par une personne.
Ainsi, un casque, des lunettes ou, plus prosaïquement, un écran, affichent, pour tel ou tel opérateur, des informations complémentaires et des analyses immédiates de son travail, dans le but de rendre ses opérations plus performantes. Le même outil digital qui renseigne cet opérateur et analyse en direct ses tâches lui restituera, au final, une évaluation des difficultés qu'il a rencontrées et participera, en conséquence, à sa formation (ce type de travail-formation existe déjà dans les technologies mécaniques de pointe, la maintenance ou le bâtiment (NASA, AIRBUS...).
Ainsi, une interface informatique, présentant un questionnaire que tel ou tel décideur renseigne, va être couplé à un algorithme expert qui va poser d'autres questions de précision et délivrera ensuite la décision à prendre ou le protocole à suivre (ce type de logiciel existe déjà dans les banques et autres institutions financières dont les services des impôts...).
Ainsi, un rédacteur (de compte-rendu, de rapport, de décision, de lettre, de communications techniques...), sera aidé par un logiciel d'intelligence artificielle, qui puisant dans le réservoir de data de l'intranet de son entreprise, lui proposera, selon son propos : des formules adaptables, un titrage pertinent, des schémas illustratifs adaptés, des passages d'autres textes, des conjonctions de coordination adaptées (ainsi, mais, car, de plus, en conséquence, donc, par ailleurs...) pour guider son raisonnement... (ce type de logiciel existe déjà dans les secrétariats, les service d'achat ou de vente...).
Dans cette optique, l'entreprise augmentée est une entreprise parfaitement digitalisée dans les process de travail utilisés. Les diverses tâches des salariés sont accompagnées et guidées par des outils digitaux spécifiques. Evidemment, l'intelligence artificielle constituée d'algorithmes perfectionnés est partout : dans la réalisation des tâches comme dans les groupes de travail ou les groupes projet (outils de collaboration pilotée). Ces outils font partie du nouvel environnement de travail créé qui, de ce fait, devient à la fois plus complexe et plus maîtrisable. Les personnels sont amenés à faire un important effort d'apprentissage pour maîtriser les outils qui leur rendront, ensuite, la vie plus facile (selon l'idéologie de la digitalisation). Les nouvelles machines à piloter sont, par ailleurs, rendues "intelligentes" grâce à l'incorporation de capteurs, d'analyseurs et toujours d'algorithmes reproduisant les réactions et décisions d'experts. Les pilotes humains de ces machines ont de nouvelles prouesses intellectuelles à réaliser. Normalement, libérés d'une attention et d'une réflexion subalternes, ils sont plus disponibles pour des travaux en groupe de créativité réfléchissant sur l'amélioration des outils informatiques dont ils disposent.
Cette "entreprise augmentée" est celle que semblent attendre les nouvelles générations qui, formées à StarCraft II, seront "capables d'effectuer 400 actions par minute" comme le prédit Idriss Aberkane ("Le Point", 2/11/2017). Et ne croyez pas que, sortant de son travail dans une telle entreprise, le collaborateur des années 2100 ira courir dans la forêt ou retrouver ses amis du club de foot, non, il allumera le bouton "vie perso" de son casque ou de ses lunettes connectés et reprendra sa partie de StarCraft200 avec ses compères chinois, brésiliens et néozélandais. Il aura donc entièrement une belle vie, totalement augmentée.
Une troisième conception de l'entreprise augmentée
Je vais vous présenter ma propre conception de "l'entreprise augmentée". Certes, dans cette entreprise, toutes les tâches seront encadrées par des processus digitaux de guidage, d'analyse et de formation. Certes, dans cette entreprise, le top management aura été dans le sens des attentes des nouvelles générations en offrant des services liés à une vie personnelle dite épanouie : salle de sport et cours de méditation, café philosophique et autres rencontres culturelles, services personnalisés de conciergerie, culture des légumes sur les toits de l'entreprise... Mais, dans cette entreprise, les multiples logiciels, robots et interfaces informatiques seront aussi affectés à l'utilisation de l'effet Flynn.
Flynn est un chercheur néo-zélandais qui a constaté que la moyenne des scores obtenus aux tests d'intelligence augmente au cours du temps sur une population donnée. Il a démontré que le QI était donc en constante élévation d'une génération à l'autre. Pour lui, ceci montre l'importance pour la construction de nos capacités intellectuelles, de l'environnement immédiat dans lequel nous sommes. Ainsi, les générations nouvelles, bénéficiant d'un environnement intellectuel plus dense en informations et en sollicitations variées, sont plus stimulées et développent de meilleures capacités intellectuelles. En conséquence, pour rendre les gens plus performants (perspicaces, innovants, rationnels, adaptés, réfléchis, entreprenants, volontaires...), il s'agirait de les mettre dans un environnement intellectuellement stimulant, rempli d'instances avec lesquelles ils pourraient avoir des interactions positives.
Dans l'entreprise augmentée que je propose, des écrans et des tableaux informatiques sont installés un peu partout : à la cafétéria, dans les aires de repos, dans les lieux de passage, sur les panneaux d'information traditionnels..., mais aussi sur les lieux de travail, dans les open space et les bureaux. Des systèmes d’affichage permettent de manipuler des écrans tactiles géants (comme sur les panneaux d’affichage interactifs des galeries marchandes), de grandes tables numériques permettent de manipuler des documents numériques ; des écrans miroirs permettent d’afficher des informations en surimpression d'un process de décision, d'un process de travail, du fonctionnement d'une machine.... Voilà pour l'environnement purement matériel. Mais, bien entendu, ce qui est important ce sont les contenus accessibles à travers ces interfaces digitales.
Les contenus, conformément à ce que Flynn a découvert, sont des contenus qui "stimulent les capacités intellectuelles" des membres de l'entreprise. Cette stimulation pourrait être centrée sur des contenus externes aux préoccupations de l'entreprise : l'apprentissage des langues ou des mathématiques, la découverte de la géographie ou de l'histoire des pays... Mais ces stimulations et apprentissages sont à laisser aux institutions éducatives et aux systèmes dédiés à la formation. De mon point de vue, les contenus à offrir doivent stimuler l'intelligence appliquée au travail et à l'entreprise. C'est avec les idées que les collaborateurs de l'entreprise auront grâce à ces stimulations qu'ils participeront à la transformation continue de l'entreprise : transformation des méthodes et procédés de travail, transformation des méthodes de management, transformation des méthodes de gestion des ressources humaines, transformation, même, des outils digitaux utilisés dans le travail... C'est ainsi que les hommes reprendront la main sur les algorithmes omniprésents partout et que l'entreprise restera, d'une certaine manière, une "entreprise libérée ©". Comme le dit Nilofer Merchant cité dans le rapport Deloitte : « La culture est le moteur de l’innovation, et ce, peu importe ce que vous cherchez à accomplir au sein d’une entreprise, que ce soit sur des sujets innovants ou des activités récurrentes. Ce sont les personnes, les dirigeants et les idées qui au final apporteront les chiffres et résultats. »
Les contenus accessibles à travers les interfaces pourraient concerner : des vidéos de hauts dirigeants sur la philosophie du management, sur les règles de gestion des ressources humaines, sur les possibilités de carrière... ; des vidéos de managers de proximité, présentant les règles de travail dans leur équipe, leur conception du coaching et des entretiens de bilans... ; des vidéos de responsables de groupes de R&D présentant rapidement leurs avancées et découvertes ; de petits serious game consacrés à une problématique précise, à une compétence recherchée ; de courts articles et des tests interactifs (avec résultats commentés) sur de multiples sujets : "Comment repérer et développer mes talents ?", "Quels types de relations ai-je avec mon chef ?", "Comment favoriser la confiance avec mes partenaires ?", "Quelles sont mes habitudes d’échanges et comment les améliorer ?", "Quel est mon degré de stress au travail ?", "Dois-je changer de job ?", "Comment concilier mon travail et ma vie de famille ?" ; des résumés informatifs (reportages, flash info, courts débats, bandeaux de news...), centrés sur les problématiques des métiers de l'entreprise..., autant de sujets favorisant la réflexion et la maîtrise de soi. Ainsi, l’environnement digital n’est plus lié uniquement au travail sur un ordinateur ou au pilotage d'une machine informatisée. Il favorise la réflexion sur soi et ses relations au monde et, par ailleurs, il demande une profonde transformation du travail de l'équipe de communication interne de l'entreprise.
Conclusion
Les différentes optiques sur "l'augmentation" de l'entreprise que nous avons passées en revue utilisent toutes les ressources de l'informatique algorithmique et des accès en ligne à des contenus variés. Notre avenir digital est nécessairement lié à une forme "d'augmentation digitalisée" de l'univers de travail comme de l'univers de notre vie quotidienne. Comme toujours ces avancées liées à la technologie auront des répercussions soit sur l'asservissement des Hommes, soit sur leur libération. En ce qui concerne les entreprises, aux managers et aux DRH de choisir !